Stephen Colbert : la fin du « Late Show » alimente les rumeurs de crise pour la télévision américaine
La valse-hĂ©sitation autour de lâavenir du Late Show
LOS ANGELES â Ă la suite dâune vague de rumeurs persistantes, lâannonce de lâannulation prochaine du « Late Show with Stephen Colbert » par CBS secoue les piliers de la tĂ©lĂ©vision amĂ©ricaine. DiffusĂ©e par le gĂ©ant du broadcasting depuis septembre 2015, lâĂ©mission mythique de fin de soirĂ©e sâachĂšvera en mai 2026, mettant un terme Ă plus dâune dĂ©cennie oĂč Colbert incarnait la voix satirique dâune AmĂ©rique partagĂ©e entre politique et divertissement.
Ce choix, que CBS attribue Ă des considĂ©rations strictement Ă©conomiques, intervient dans un contexte dâaudience fragile et de mutation structurelle du secteur. Si la transition vers le streaming et la baisse verte de lâaudimat sont invoquĂ©es, la question de lâinfluence des contenus politiques de Colbert ne cesse pourtant dâalimenter le dĂ©bat public et critique.
DĂ©clin des audiences : symptĂŽmes dâune crise plus profonde
Colbert, autrefois leader incontestĂ© de la case late-night, voit son audience passer de 3,1 millions de tĂ©lĂ©spectateurs en moyenne lors de la saison 2017-2018 Ă 1,9 million pour la saison achevĂ©e en mai dernier, selon les donnĂ©es Nielsen. Ce recul de presque moitiĂ© Ă©branle tout un modĂšle Ă©conomique bĂąti depuis la grande Ă©poque de Johnny Carson et Jay Leno, stars dâun temps oĂč les AmĂ©ricains finissaient leur soirĂ©e devant les grands networks.
Le « Late Show » nâest pas une exception isolĂ©e. Depuis 2018, le revenu publicitaire cumulĂ© pour les programmes de fin de soirĂ©e sur les grandes chaĂźnes gĂ©nĂ©ralistes est passĂ© de 439 millions de dollars Ă 220 millions en 2024, selon le cabinet Guideline. La publicitĂ©, jadis moteur financier du late-night, ne compense plus lâĂ©rosion des audiences traditionnelles : la gĂ©nĂ©ration Y et Z prĂ©fĂšre dĂ©sormais picorer les meilleurs moments sur YouTube, TikTok ou Paramount+, sans fidĂ©litĂ© aucune au rendez-vous nocturne diffusĂ© en direct.
Les raisons Ă©conomiques dâune annulation inĂ©vitable
La faute principale, selon CBS et sa maison-mĂšre Paramount, est donc dâordre Ă©conomique : le « Late Show » affichait plus de 40 millions de dollars de pertes annuelles pour un coĂ»t dâexploitation supĂ©rieur Ă 100 millions par saison. Face Ă ces chiffres, mĂȘme les critiques admettent que lâannulation correspond Ă une logique de rentabilitĂ© froide, Ă lâimage de nombreuses dĂ©cisions prises ces derniers mois dans les mĂ©dias amĂ©ricains.
Lâessoufflement du format, accĂ©lĂ©rĂ© par le basculement vers la consommation numĂ©rique et lâeffondrement du marchĂ© publicitaire traditionnel, a eu raison de lâune des derniĂšres bastions du talk-show Ă lâancienne. LĂ oĂč, il y a quinze ans, une Ă©mission Ă succĂšs comme « The Tonight Show » gĂ©nĂ©rait plus de 100 millions de dollars par an, la mĂ©canique actuelle sâenraye, laissant CBS et ses concurrents repenser leurs stratĂ©gies, parfois au prix de choix synonymes de fin dâĂ©poque.
Le facteur politique : entre perception et réalité
Si CBS insiste sur le caractĂšre apolitique de sa dĂ©cision, le timing intrigue : Stephen Colbert, cĂ©lĂšbre pour sa satire virulente de Donald Trump, Ă©tait considĂ©rĂ© comme un porte-parole de lâAmĂ©rique progressiste. Certains dĂ©noncent une manĆuvre pour calmer les critiques lors du rapprochement entre Paramount Global et Skydance Media, une fusion de 8 milliards de dollars soumise Ă lâapprobation des autoritĂ©s fĂ©dĂ©rales.
Cependant, la majoritĂ© des analystes et sources internes Ă©voquent une dynamique structurelle qui dĂ©passe largement le « cas Colbert » : le crĂ©neau du late-night dans son ensemble subit une dĂ©croissance inexorable, indĂ©pendamment de lâorientation politique des animateurs. La polarisation croissante du paysage tĂ©lĂ©visuel a pu jouer un rĂŽle dans la fuite dâune partie du public conservateur, mais lâeffritement du modĂšle Ă©conomique de la tĂ©lĂ© linĂ©aire explique lâessentiel de la dĂ©cision.
Comparaisons rĂ©gionales et alternatives Ă lâamĂ©ricaine
Cette crise du format late-night nâest pas propre aux Ătats-Unis, mais elle y prend une ampleur particuliĂšre. Contrairement Ă la France, oĂč les talk-shows comme « Quotidien » ou « C Ă vous » continuent de drainer un vaste public sur une diffusion anticipĂ©e en soirĂ©e, la tradition amĂ©ricaine de la tranche post-22h est menacĂ©e dans sa forme originelle.
Dans dâautres pays europĂ©ens, les formats hybrides entre plateau, stand-up, et interviews politiques tentent de sâadapter aux mutations du public, avec des budgets moindres et une emprise numĂ©rique plus forte. Mais nulle part lâattachement historique Ă la « late-night tradition » nâa Ă©tĂ© aussi fort quâaux Ătats-Unis, rendant la fin annoncĂ©e du « Late Show » de Colbert autant mĂ©diatique quâĂ©motionnelle.
Impact Ă©conomique pour lâindustrie du divertissement
Le retrait progressif de programmes comme le « Late Show » affectera lâindustrie au-delĂ du seul microcosme des animateurs vedettes. Des centaines dâemplois, allant des auteurs aux musiciens, en passant par les techniciens et les Ă©quipes de production, pourraient ĂȘtre menacĂ©s Ă moyen terme.
De plus, ce mouvement met en lumiĂšre une difficultĂ© de monĂ©tisation du contenu numĂ©rique. Si les extraits diffusĂ©s sur YouTube ou TikTok engrangent des millions de vues, les revenus publicitaires rĂ©alisĂ©s en ligne restent bien infĂ©rieurs Ă ceux des spots TV classiques, accentuant la crise dâun secteur entier en pleine redĂ©finition.
Colbert, lâhomme du moment face Ă une industrie en mĂ©tamorphose
Stephen Colbert, quant Ă lui, semble dĂ©jĂ prĂ©parer lâaprĂšs-Late Show. Comme dâautres avant lui â Conan OâBrien ou David Letterman, jadis Ă©cartĂ©s puis rĂ©inventĂ©s comme icĂŽnes culturelles â il conserve une forte popularitĂ© et une crĂ©dibilitĂ© unique sur la scĂšne du divertissement. Sa maĂźtrise Ă la fois du commentaire politique et de lâinterview comique pourrait lui ouvrir des portes vers de nouveaux formats ou plateformes, hors des carcans traditionnels du broadcasting.
RĂ©action du public et enjeux pour lâavenir
Pour nombre de tĂ©lĂ©spectateurs amĂ©ricains, la disparition programmĂ©e du « Late Show » ressemble Ă la fin dâune Ă©poque. Câest tout un mode de consommation collective qui disparaĂźt, celui des rendez-vous nocturnes, des monologues caustiques, et de la construction dâun humour fĂ©dĂ©rateur.
Les observateurs sâinterrogent : la tĂ©lĂ© linĂ©aire survivra-t-elle au grand lessivage de la dĂ©cennie 2020 ? Le format talk-show renaĂźtra-t-il sous dâautres formes, moins coĂ»teuses et plus adaptĂ©es aux habitudes mobiles des spectateurs ? Enfin, des voix sâĂ©lĂšvent pour interroger le risque dâun appauvrissement du paysage mĂ©diatique, oĂč lâespace pour la satire et la rĂ©flexion commune se rĂ©duit Ă mesure que lâoffre sâindividualise sur les plateformes.
Une conclusion lourde de symboles pour la télévision américaine
Face Ă la chute du « Late Show », câest toute la tĂ©lĂ©vision amĂ©ricaine qui amorce une transition difficile et sans retour vers lâĂšre numĂ©rique. Lâhistoire retiendra ce mois de juillet 2025 comme celui oĂč lâune des derniĂšres institutions du late-night sâest inclinĂ©e devant la rĂ©alitĂ© Ă©conomique et lâirrĂ©sistible montĂ©e du streaming, laissant un vide quâaucune plateforme ne semble, pour lâinstant, en mesure de combler.