Wuhan : Fang Fang, l’écrivaine de la quarantaine qui divise et inspire la Chine

Introduction : Fang Fang, voix littéraire majeure au cœur du débat public

L’auteure chinoise Fang Fang, de son vrai nom Wang Fang, est de nouveau sous les projecteurs médiatiques en 2025. Forte d’une œuvre prolifique qui met en lumière le quotidien des classes populaires à Wuhan, Fang Fang est devenue une figure emblématique grâce à ses récits poignants, ses chroniques sociales et surtout son célèbre journal du confinement durant l’épidémie de COVID-19. Le regain d’intérêt pour son travail et l’engouement qu’il suscite en ligne témoignent de la portée de son influence littéraire et sociale, mais aussi de la polarisation qu’elle génère, tant en Chine qu’à l’étranger.

Contexte historique : du réalisme social au témoignage de crise

Née en 1955 à Nankin, Fang Fang vit à Wuhan depuis son enfance. Elle a consacré sa carrière à retranscrire la vie des habitants de cette ville industrielle, révélant la beauté et les difficultés du quotidien wuhanais. Lauréate du prestigieux Prix Lu Xun en 2010, Fang Fang a imposé un style littéraire entre réalisme brut et poésie populaire. Avant même le début de la pandémie, son roman « Soft Burial » (2016), consacré aux traumatismes de la Réforme agraire chinoise, avait suscité débats et controverses, menant même à sa mise à l’index en 2017 après avoir reçu une récompense pour réalisme historique.

Son œuvre a toujours été perçue comme un miroir des mutations sociales et historiques de la Chine contemporaine. Fang Fang s’est également distinguée par ses scénarios pour des dramatiques et films télévisés, investissant l’imaginaire collectif chinois d’un regard à la fois critique et empathique.

Le journal du confinement de Wuhan : une chronique mondiale

L’année 2020 marque un tournant décisif : dans une ville de 11 millions d’habitants subitement coupée du monde, Fang Fang débute la publication quotidienne de son « Wuhan Diary » sur les réseaux sociaux chinois, Weibo en tête. Trop crues pour certains, profondément humaines pour d’autres, ses descriptions de la solitude, la peur, la solidarité et la colère résonnent avec des millions de lecteurs en quête d’un récit hors du discours officiel.

Rapidement, ses posts sont censurés, supprimés et bannis, Fang Fang elle-même faisant l’objet de pressions administratives et d’une surveillance accrue. Pourtant, le retentissement de ses écrits franchit les frontières : traduits en anglais par Michael Berry et en allemand, puis publiés aux États-Unis et en Europe, son journal devient une référence pour comprendre l’expérience vécue au cœur de la crise sanitaire.

Polémique et backlash : un débat national et international

La publication internationale de « Wuhan Diary » marque un point d’inflexion. Si l’ouvrage rencontre un large succès en Occident – salué pour son authenticité et son courage –, il est vivement décrié par une partie de la population et des médias chinois, qui lui reprochent de mettre l’accent sur les difficultés, l’opacité administrative et les problèmes systémiques du pays. Fang Fang est la cible de campagnes virulentes, de menaces, et son adresse personnelle circule en ligne. En 2020 déjà, des voix nationalistes se mobilisent contre elle, estimant que son témoignage fait le jeu des critiques étrangères sur la gestion chinoise de la pandémie et expose les « faiblesses » de Wuhan.

Les éditeurs chinois se montrent hésitants à republier ses œuvres, tandis que Fang Fang confie dans de rares interviews ressentir une forme de bannissement social : « Je ne peux participer à aucun évènement public, ni publier la moindre nouvelle œuvre », déclare-t-elle, illustrant le prix personnel à payer pour la liberté d’expression littéraire.

Impact sur la littérature chinoise et rayonnement international

Malgré l’adversité, Fang Fang reste une référence incontournable de la littérature chinoise contemporaine. Son engagement et sa capacité d’évocation d’événements cruciaux lui valent une reconnaissance durable : son journal du confinement s’impose comme une œuvre de mémoire collective, préparant le terrain à une réflexion mondiale sur la crise sanitaire, le rôle de la littérature et la prise de parole individuelle dans un contexte autoritaire.

En 2025, plusieurs de ses romans, dont « Soft Burial » et « The Running Flame », bénéficient de nouvelles traductions et publications à l’étranger, notamment aux États-Unis, témoignant de l’intérêt renouvelé pour son récit du réel et son exploration des tragédies historiques. Fang Fang s’inscrit ainsi dans une tradition littéraire mondiale, aux côtés d’auteurs comme Svetlana Alexievitch ou Primo Levi, qui confrontent l’histoire nationale à l’œil du témoin civil.

Comparaisons régionales : la singularité du cas wuhanais

Le succès et la controverse entourant Fang Fang sont à mettre en perspective avec la situation dans les autres régions touchées par la COVID-19 et la censure littéraire. Dans l’ensemble de la Chine, peu d’auteurs ont osé affronter les récits officiels ou transmettre la parole des « gens ordinaires ». Le cas de Wuhan, ville épicentre, revêt une importance symbolique et s’apparente à celui de Chernobyl pour l’Ukraine ou Hiroshima pour le Japon : lieux de mémoire, de traumatisme et de résilience.

La région du Hubei, dont Wuhan est la capitale, est aussi celle qui a subi les mesures de confinement les plus strictes et les impacts économiques les plus durables. Fang Fang, par ses chroniques du quotidien, offre une fenêtre unique sur l’expérience locale, en contraste avec les grandes métropoles chinoises où le retour à la normale a été plus rapide mais le débat public plus étouffé.

Effets économiques et sociaux : une mémoire de la crise

L’écho mondial du « Wuhan Diary » a contribué à façonner la perception internationale de la gestion par la Chine de la crise sanitaire. Sur le plan économique, si Wuhan a connu une reprise progressive après 2020, les stigmates du confinement restent présents dans la mémoire locale et impactent la dynamique culturelle de la ville. Le travail de Fang Fang a inspiré de nombreux écrivains chinois et étrangers à documenter les vies ordinaires durant la pandémie, favorisant l’émergence d’une nouvelle forme de réalisme social et d’engagement civique.

La question posée de savoir jusqu’où la littérature peut aller, dans les pays où la liberté d’expression demeure précaire, fait désormais partie du débat public, et le cas Fang Fang sert de référence pour analyser la relation entre le pouvoir, les artistes et la société civile.

Réaction du public et débats contemporains : entre admiration et rejet

En 2025, la figure de Fang Fang continue de susciter de vifs échanges en ligne, aussi bien sur les réseaux sociaux que dans les milieux universitaires : certains saluent son courage et son sens de la vérité, d’autres déplorent les « retombées négatives » pour l’image de Wuhan et de la Chine à l’étranger. D’un côté, Fang Fang apparaît comme une icône du combat pour la transparence et la mémoire des oubliés, de l’autre, elle est jugée par ses détracteurs comme une meneuse de polémique, voire une traitresse à la cause nationale.

La dualité de la réception de Fang Fang reflète la tension, omniprésente dans les sociétés contemporaines, entre le devoir de mémoire, le sentiment national et la liberté de création. Face à la persistance de la censure et à la volatilité de la sphère médiatique, son œuvre rappelle l’importance cruciale du témoignage littéraire dans la formation de la conscience collective.

Conclusion : un legs littéraire en mutation

Le parcours de Fang Fang depuis cinq ans illustre la puissance du récit pour documenter l’histoire immédiate et questionner la société sur ses dérives et ses espoirs. Son « Wuhan Diary » et ses romans sont désormais partie intégrante du patrimoine littéraire chinois et mondial, à l’heure où la mémoire de la pandémie façonne encore les imaginaires et les politiques publiques.

Écrivaine maudite pour certains, voix essentielle pour d’autres, Fang Fang continue d’alimenter le débat sur la place de l’artiste dans la société contemporaine. Sa trajectoire, marquée à la fois par les honneurs, la controverse et la solitude, interroge sur le pouvoir de la littérature à changer le regard sur l’histoire – et à rappeler, au-delà des polémiques, la dignité humaine des individus confrontés à l’extraordinaire.